Flagg sentit
la terreur se couler dans les chambres secrètes de son cœur. La terreur de l’inconnu, de l’inattendu. Il avait tout prévu pourtant, même ce sot discours que Whitney avait décidé de faire sur un coup de tête. Il avait tout prévu, sauf ça. La foule – sa foule – s’ouvrait, reculait. On entendit un hurlement, très haut, très clair. Quelqu’un s’enfuit en courant. Puis un autre. Et la foule, à bout de nerfs, se dispersa dans la bousculade.
– Arrêtez ! cria Flagg de toutes ses forces.
Mais la foule s’était transformée en un ouragan que même l’homme noir ne pouvait arrêter. Une terrible rage impuissante grandit en lui, rejoignant sa peur en un nouveau mélange volatil. Une fois de plus, quelque chose n’avait pas marché. À la dernière minute, quelque chose n’avait pas marché, comme avec le vieux juge, comme avec la femme qui s’était ouvert la gorge sur les éclats de vitre… comme avec Nadine… Nadine qui tombait…
Ils couraient aux quatre coins de l’horizon, piétinant la pelouse du MGM Grand Hotel, traversant la rue, fonçant vers The Strip. Ils avaient vu le dernier invité, arrivé enfin comme une sinistre vision sortie d’une histoire d’horreur. Ils avaient peut-être vu le grimage d’un atroce châtiment final.
Ils avaient vu ce que l’enfant prodigue rapportait avec lui.
Comme la foule se dispersait, Randall Flagg vit lui aussi, tout comme Larry, Ralph et Lloyd Henreid, frappé de stupeur, qui tenait encore le parchemin déchiré entre ses mains.
C’était Donald Merwin Elbert, désormais connu de tous sous le nom de La Poubelle, maintenant et à jamais, dans les siècles des siècles, alléluia, amen.
Il était au volant d’une longue voiturette électrique couverte de poussière. Les accumulateurs du véhicule étaient presque à plat et la voiturette avançait par à-coups, ballottant La Poubelle sur son siège, comme une marionnette devenue folle.
La Poubelle était dans la dernière phase du mal des rayons. Il avait perdu ses cheveux. Ses bras que l’on voyait à travers sa chemise en loques étaient couverts de plaies suintantes. Son visage n’était plus qu’une soupe rouge semée de cratères au milieu de laquelle un œil bleu délavé par le désert regardait fixement avec une terrible et pitoyable lueur d’intelligence. Ses dents avaient disparu. Ses ongles aussi. Ses paupières n’étaient plus que des lambeaux de peau.
On aurait dit que cet homme venait de sortir avec sa voiturette électrique de la gueule noire et brûlante de l’enfer.
Flagg le regardait s’approcher, figé.
Son sourire avait disparu. Ses belles couleurs aussi. Son visage s’était tout à coup transformé en une vitre translucide.
La voix de La Poubelle, extatique, gargouillait dans sa poitrine décharnée.
– J’ai apporté… j’ai apporté le feu… s’il vous plaît… pardon…
Ce fut Lloyd qui s’avança. Il fit un pas, puis un autre.
– La Poubelle… mon pauvre vieux… La Poubelle…
L’œil bougea, cherchant douloureusement Lloyd.
– Lloyd ? C’est toi ?
– C’est moi, La Poubelle, répondit Lloyd qui tremblait aussi violemment que Whitney tout à l’heure. Qu’est-ce que tu rapportes ? Ça serait pas…
– Un beau morceau ! répondit La Poubelle d’une voix triomphante. Une bombe A.
Et il se mit à se balancer d’avant en arrière sur le siège de sa voiturette électrique, comme un possédé.
– La bombe A, la grosse, la grosse, le grand feu, je te donnerai ma vie !
– Remporte-la, La Poubelle, murmura Lloyd. C’est dangereux, tu sais. Ça… ça brûle. Remporte-la…
– Fais-le foutre le camp avec son truc, Lloyd, gémit l’homme noir qui était maintenant l’homme pâle. Qu’il ramène ça là où il l’a pris. Fais-le…
L’œil en état de marche de La Poubelle s’ouvrit tout grand.
– Où est-il ? demanda-t-il d’une voix angoissée. Où est-il ? Il est parti ! Où est-il ? Qu’est-ce que vous lui avez fait ?
Lloyd fit un dernier effort surhumain :
– La Poubelle, il faut que tu ramènes ce truc là-bas. Tu…
Et tout à coup Ralph se mit à hurler :
– Larry ! Larry !
La main de Dieu !
Le visage de Ralph était transporté d’une terrible joie. Ses yeux brillaient. Il montrait le ciel.
Larry leva les yeux. Il vit la boule d’électricité que Flagg avait fait jaillir de son doigt. Elle avait effroyablement grandi. Elle était à présent suspendue dans le ciel, menaçant La Poubelle, lançant des étincelles comme de longs cheveux. Larry se rendit vaguement compte que l’air était tellement chargé d’électricité que tous les poils de son corps en étaient hérissés.
Et la chose dans le ciel ressemblait à une main.
– Nonnnnn ! hurla l’homme noir.
Larry tourna la tête vers lui… mais Flagg n’était plus là. Devant l’endroit où il s’était trouvé, Larry eut l’impression de sentir une chose monstrueuse quelque chose d’accroupi, de voûté, presque sans forme – quelque chose avec d’énormes yeux jaunes fendus de deux pupilles de chat noir.
Puis l’impression disparut.
Larry vit les vêtements de Flagg – le blouson, le jeans, les bottes – qui tenaient tout seuls en l’air. Une fraction de seconde, ils conservèrent la forme du corps qui les avait habités. Puis ils s’effondrèrent.
Dans un crépitement, la boule de feu se précipita sur la voiturette électrique jaune que La Poubelle avait réussi à ramener de la base de Nellis. Il avait perdu ses cheveux, avait vomi du sang, puis finalement craché ses propres dents à mesure que le mal des rayons s’enfonçait de plus en plus profondément en lui. Mais il n’avait jamais vacillé dans sa résolution de rapporter la bombe à l’homme noir.
La boule de feu se jeta sur la plate-forme de la voiturette, cherchant ce qui était là, attirée par cette chose.
– Oh merde ! On est tous foutus ! cria Lloyd Henreid qui tomba à genoux en se cachant la figure entre les mains.
Oh mon Dieu, merci, pensa Larry. Je ne crains aucun mal, je ne c…
Un éclair blanc remplit silencieusement le monde.
Et les bons comme les méchants furent consumés par ce feu sacré.